jeudi 22 février 2007

5.Les aveugles et le muet (suite).

...j'étais le grand muet et ma peur se traduisait par une volonté de contrôle absolu, à la fois de moi- même et des autres. Tout définir, tout comprendre, tout anticiper, tout prévoir...toute force engendre un force opposée, toute action engendre une contre-action toute parole est l'impulsion nécessaire à une parole qui lui fera écho...mais pourquoi les hommes éprouvent-ils à ce point le besoin de communiquer? Pourquoi ces flux et reflux, ces échanges de mots souvent creux, vides, gratuits...pourquoi se sentent-ils obligés d'échanger quelques trivialités sans intérêt à chaque fois qu'ils se croisent?
Pour se prouver qu'ils existent et s'estiment. Pour se prouver réciproquement qu'il ont de l'importance aux yeux de l'autre. Pour éviter de déambuler comme des fantômes incapables de trouver leur reflet dans les yeux des gens qu'ils croisent. Pour y déceler, ne serait-ce qu'une toute petite lueur narcissique...à bien y réfléchir, c'est nécessaire et vital à tout être...mais moi, du haut de mon savoir secret, de mon arrogance imperceptible qui prenait la couleur d'une dépression teintée d'amertume et de rancoeur, je ne savais pas ça. Je ne pouvais pas le vivre. Il n'existe pas d'évidence quand on se tient hors de tout. Il faut tout apprendre...
J'avais peur d'eux, j'étais incapable de comprendre les comportements innés de tous ces gens.
Je n'avais pas le mode d'emploi...et la prison se referme de plus en plus. On perd l'habitude de dire 'bonjour'. On perd l'habitude de demander 'comment ça va'. On perd l'habitude de s'intéresser à autre chose que notre propre souffrance. A quoi bon chercher autre chose si on ne peut en parler avec personne? Pourquoi accumuler des informations qui ne feront que nous encombrer? ça n'a pas de sens.
Un hermite n'a pas besoin de se tenir au courant puisqu'il ne fait pas partie du mouvement...et la vanité de toute chose devient beaucoup plus pesante que si on la partage avec ses contemporains...

Et à la fin de mes études, alors que cette fille venait de me quitter, j'étais bien en train de devenir un hermite: en Belgique, les études se poursuivent par un an de stage d'attente. Une année pendant laquelle vous êtes livré à vous-même sans aucun droit à une allocation quelconque...pour vous apprendre à attendre...en bon stagiaire, je retournai attendre chez mes parents...plus d'une année passée à étudier essentiellement Deleuze et Guattari, à m'informer sur l'art, et à édifier un volumineux dossier destiné à convaincre les galeristes bruxellois.
J'ai terminé le dossier. Je l'ai apporté à un galeriste......et je n'ai plus osé aller le rechercher.
Je ne l'ai récupéré qu'un an plus tard.
Un an à étudier dans l'isolement de la campagne. Un an à ne voir que ma famille....

J'ai tout oublié. Je savais regarder le monde. Je savais l'analyser. Je comprenais bien comment tout ça fonctionnait.....mais j'avais oublié comment dire 'bonjour' à quelqu'un.
J'avais oublié qu'on pouvait s'intéresser à autre chose qu' à des livres ou des informations abstraites...je suis retourné habiter à Bruxelles en me faisant violence....et je n'y connaissais plus personne. Le début à été rude....incroyablement rude. je me sentais perdu , paumé, seul et il me semblait impossible de faire connaissance ou d'aller vers ces gens qui me faisaient flipper à chaque fois qu'ils approchaient.....là, j'ai vraiment pété un plomb.
Je ne voyais qu'un ami de temps en temps....un autre, encore plus rarement.Et j'ai essayé de prendre des cours d'anglais que j'ai arrêté...je me balladais souvent seul en rue, parfois tard le soir. Je rentrais chez moi et je pleurais....ou je buvais afin de m'anesthésier. "-aujourd'hui, je me tire une bouteille de vodka dans la tête".....mais tout ça dégouline d'un pathos sur lequel je n'ai pas envie de m'attarder...

Donc, je ne savais plus rien du peu que j'avais acquis dans le domaine des relations humaines.
Les autres, c'est la grande inconnue....comme quand vous entrez dans une voiture pour la première fois afin d'apprendre à conduire. Comment ça marche?
Il faudra un peu de temps avant que tout ça ne devienne réflexe...il faudra un peu de temps et beaucoup de pratique...

Mais on en est encore loin...la période dont je vous parle était vide de sens, d'apprentissage et pleine des regards supposés malveillants du reste de la population.
Rétrospectivement, je trouve ça complètement fou....mais j'avais peur d'appeler mon ami aussi , et je ne le faisais qu'avec d'infinies précautions, en tremblant...et très rarement...faut pas déranger.

.J'entre dans un café pour rejoindre deux amis m'ayant invité. Il se lancent un regard complice en conversant: ils me trouvent idiot.
.Un des deux (celui que je connaissais le moins) termine son verre et nous quitte: je l'ennuie.
.En rue,j'aperçois un visage familier au loin: je change de direction.
. Un vendeur m'interpelle: je n'ai pas le temps.
.Je croise une fille dans la rue. Elle me regarde. Je la regarde. Je passe mon chemin...elle habite mon quartier. Je la croise une seconde fois?Une troisième, quatrième, nième fois....toujours le même scénario. Elle me plaît.....un jour, je la vois et là , c'est sûr, je vais aller lui parler, je la suis, je m'approche de plus en plus, je tremble de plus en plus. Tout mon corps n'est plus que tremblement. Je m'arrête. Je me hais. Je me sens révolté. Je rentre chez moi. Je vide une bouteille de vin blanc. Je lui écris un petit mot en y ajoutant mon numéro de téléphone. Je suis pété. Je vais glisser le papier dans sa boîte aux lettre. Le lendemain matin, je reçois un sms. Numéro inconnu. Je tremble instantanément. Je lis.:"hier, tu as laissé un drôle de message dans ma boîte aux lettres. Qui es-tu? "Je tremble terriblement. Je réponds, mais je n'appuie sur la touche 'envoyer' qu'en serrant les dents, en fermant les yeux, en me forçant à penser à autre chose....n'importe quoi, mais il faut appuyer!"
L'échange se poursuit. Les sms ne laissent pas percevoir l'anxiété. Ce n'est pas elle, c'est sa voisine. Je me suis trompé de boîte "je vois trop bien qui tu es! Laisse là tranquille!"

Je suis fou. Je suis complètement fou...

Parallèlement à ça, je commence à m'intéresser à la description théorique de la phobie sociale...termes découverts par hasard et dont je n'avais jamais entendu parler avant.

Je vais suivre une thérapie. Ce n'est plus possible. Je ne peux plus vivre comme ça.

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